-Bravo, Zoey! dit Erik avec un sourire froid. Merci de te porter volontaire.
- Pardon ?
Ses yeux étaient d'un bleu glacial.
- Viens me donner la réplique dans l'exercice d'improvisation shakespearienne.
-Oh, euh, je ...
Constatant que je cherchais désespérément un moyen de me tirer de cette situation, il m'adressa un regard moqueur. Il voulait que je me défile. Hors de question qu'Erik Night m'humilie et me tyrannise tout le semestre! Je me raclai la gorge et me redressai dans mon siège.
- Avec plaisir!
Un éclair de surprise passa dans ses yeux magnifiques, et la fierté m'envahit. Mais cela ne dura pas.
-Bien. Dans ce cas, prends ton exemplaire de la scène et viens me rejoindre.
Je m'exécutai en traînant les pieds.
- Parfait, dit Erik, face à moi sur l'estrade. Comme je l'expliquais avant que Zoey arrive en retard et nous interrompe, l'improvisation sert à travailler vos capacités de caractérisation. Ce que nous allons faire aujourd’hui est inhabituel, car en général on n’improvise pas sur du Shakespeare. Les acteurs respectent à la lettre le texte du dramaturge. Mais il peut être très intéressant de modifier les scènes célèbres.
Il désigna la feuille que je tenais dans ma main en sueur
-Voici le début d’une scène entre Othello et Desdémone …
-Oh non ! Othello ? couinai-je, prise de nausée.
-Cela te pose un problème ? demanda-t-il en me regardant dans les yeux.
« Oui ! »
-Non, mentis-je. C’était juste pour savoir.
Il n’allait comme même pas me faire improviser sur une scène d’amour ! Le cœur au bord des lèvres – envie ou appréhension ?-, je me mis en situation.
-Bien. Tu connais l’histoire, n’est-ce pas ?
je hochai la tête. Bien sûr que je la connaissais. Othello le Maure ( c’est-à-dire un Noir), a épousé Desdémone, une Blanche. Ils filent le parfait amour jusqu’à ce que Iago, un type affreux, jaloux d’Othello, essaie de lui faire croire que Desdémone l’a trompé. Ça marche, et Othello finit par étrangler sa femme.
-Bien, répéta Erik. Dans la scène sur laquelle nous allons improviser, à la fin de la pièce, Othello accuse Desdémone de trahison. Nous allons commencer par lire les répliques originales. Je les ai copiées, lorsque je te demanderai si tu as prié, ce sera le signal de début de ton impro. Ensuite, tout en collant au plus près de l’intrigue, exprime-toi dans ton langage d’aujourd’hui. Compris ?
« Et comment ! »
- Oui
- Très bien. Allons-y !
Alors, comme je l’avais vu faire de si nombreuses fois, Erik Night entra dans sa peau de son personnage. Il était Othello. Il se détourna de moi et se mit à réciter ses répliques. Je remarquai qu’il avait laissé tomber son texte et récitait de mémoire.
-« C’est la cause, c’est la cause, ô mon âme ! Ne permettez pas que je la dise devant vous, chastes étoiles ! C’est la cause ! Cependant, je ne veux pas verser son sang, je ne veux pas percer son sein plus blanc que la neige… »
Je jure qu’il était transformé physiquement et, malgré la nervosité et la honte qui grandissaient en moi car je ne doutais pas que cet exercice allait devenir très embarrassant-, je ne pus qu’apprécier son immense talent.
Il pivota vers moi, et mon cœur battit à tout rompre lorsqu’il me prit par les épaules.
-« Je ne sais où se retrouverait le feu de Prométhée qui pourrait rallumer ta lumière. Quand j’ai cueilli la rose, je ne puis plus la faire refleurir ; il faut qu’elle se fane. Je veux sentir encore la rose sur sa tige. »
et là, à mon immense surprise, il se pencha et m’embrassa sur la bouche. Son baiser était brusque et tendre, passionné, brûlant, de colère et de déception, et pourtant on aurait dit qu’il ne pouvais plus ôter ses lèvres des miennes. J’en eu le souffle coupé. Il me faisait tourner la tête.
« Je veux redevenir sa petite amie ! »
Je me repris quand il dit :
- « Il faut que je pleure ; mais ce sont de cruelles larmes ! C’est le courroux du ciel, il frappe ce qu’il aime. Elle s’éveille ! »
- Qui est là ? Othello ?
Je relevai les yeux sur lui, comme si son baiser m’avait réveillée.
- Oui, Desdémone.
Oh, bon sang ! Comment allias-je poursuivre ? Ma gorge se serra, ce qui me donna une voix voilée.
- Voulez-vous vous mettre au lit, seigneur ?
- Avez-vous fait votre prière ce soir, Desdémone ?
Le beau visage d’Erik était tendu et effrayant, et je n’eus aucun mal à jouer la panique. Je lus rapidement la dernière ligne de mon texte.
- Oui, mon seigneur.
-Tant mieux. Il vous faut une âme pure pour ce qui va vous arriver ce soir ! improvisa Erik- Othello, fou de jalousie.
- Que se passe-t-il ? Je ne sais pas de quoi vous parlez.
Mettre mes propres mots sur ce thème n’était pas très difficile. J’avais oublié la classe, qui écoutait avec attention. Je ne voyais plus d’Othello, et je ressentais la peur et la désolation de Desdémone à l’idée de le perdre.
- Réfléchis ! grinça-t-il, les dents serrées, abandonnant le vouvoiement. Si tu regrettes quoi que ce soit, tu dois me demander pardon maintenant. Plus rien ne sera comme avant pour toi, pas après ce qui va se passer ce soir.
Ses doigts pressaient très fort mes épaules, mais je ne flanchai pas. Je continuai de sonder ces yeux que je connaissais si bien, à la recherche de l’Erik qui, je l’espérais, tenait toujours à moi. Le texte tomba de mes doigts engourdis.
- Mais j’ignore ce que vous voulez que je dise ! m’écriai-je, m’efforçant de me rappeler que Desdémone n’était pas moi.
Elle n’avait rien à se reprocher, elle.
- La vérité ! tempêta-t-il, le regard clément. Je veux que tu admettes que tu m’as trahi !
- Je ne vous ai pas trahi! m’écriai-je , les larmes aux yeux. Pas dans mon cœur. Je ne vous ai jamais trahi dans mon cœur.
Erik en Othello me faisait oublier Heath, Loren et Stark. Il n’y avait que lui et mon besoin de lui faire comprendre que je n’avais jamais voulu le trahir.
- Alors ton cœur est une chose noire et flétrie, car ta trahison a été absolue.
Ses mains glissèrent de mes épaules à mon cou, et je sentis mon pouls battre comme les ailes d’un oiseau affolé.
- Non ! J’ ai commis une erreur et j’ai brisé mon propre cœur, pas une fois, mais trois.
- Et maintenant tu veux briser le mien ?
Il resserra ses doigts, et je vis qu’il avait aussi les larmes aux yeux.
- Non, mon seigneur. Je souhaite que vous me pardonniez et …
- Te pardonner ! m’interrompit-il. Comment pourrais-je te pardonner ? Je t’aimais, et tu m’as trompé avec un autre homme.
- Ce n’était que des mensonges, dis-je en secouant la tête.
- Tu admets que tu n’as fait que me mentir ? demanda-t-il.
- Non ! haletai-je. Vous me comprenez mal. Le mensonge, c’est ce que j’ai vécu avec lui. Il était le mensonge. Vous aviez raison à son sujet.
- Tu l’as compris trop tard !
- Non, il n’est pas trop tard. Donnez-moi une autre chance. Ne laissez pas les choses finir comme ça entre nous.
Plusieurs émotions se succédèrent sur le visage d’Erik. De la haine et de la colère , mais aussi de la tristesse et peut-être une lueur d’espoir au fond du ciel de ses yeux.
Soudain, tristesse et espoir disparurent.
- Non ! Tu t’es comportée comme une catin, et tu seras traitée comme telle.
Le regard fou, il sembla grandir encore. Il ôta ses mains du cou pour me serrer contre lui. Au contact de son corps, je ressentis un désir brûlant. Je plongeai mon regard dans le sien, la terreur de Desdémone se mêlant à ma propre passion et j’eus la certitude qu’il éprouvait la même chose que moi. Il était Othello, malade de rage et de jalousie mais il était aussi Erik, cet homme amoureux, qui aviat été profondément blessé par ma trahison.
Il se pencha vers moi, et son souffle effleura ma peau. Son odeur, si familière, me fit tourner la tête. Alors, au lieu de m’écarter de lui ou de continuer mon improvisation en m’évanouissant dans ses bras pour feindre la mort, je l’attirai à moi et l’embrassai avec fougue.
Je mis toutes mes peines, ma passion et mon amour pour lui dans ce baiser. Ses lèvres s’entrouvrirent, me rendant ma passion pour passion, peine pour peine, amour pour amour.
C’est alors que la cloche sonna.